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Ne viser aucun but : une manière de contrecarrer notre insatiable besoin de sécurité en orientation de carrière ?

Il est, en occident et dans notre monde du travail, une préoccupation bien visible chez bon nombre de ceux et celles qui consultent en orientation professionnelle (mais pas uniquement bien entendu !) : celle qui consiste à vouloir s’assurer de faire des choix (d’études, de métier et de carrière) qui soient fiables, sûrs et qui traduisent alors notre capacité à agir d’une manière qui produise à tout coup l’effet recherché en atteignant le but visé, bref, qui ne tolère que peu l’imprécision, le doute, l’hésitation et nous mettant ainsi hors de danger en éloignant de nos vies professionnelles le risque et l’incertitude.

Être en sécurité (ce besoin dépasse d’ailleurs largement la sphère professionnelle), c’est donc être confiant et serein en un avenir qui se consomme au présent, porteur d’assurance et de stabilité.  Pourtant, ce besoin de sécurité n’est-il pas en même temps le signe d’un monde désenchanté ? (Foessel, 2006) ou le contrôle, illusoire et tournant parfois à l’obsession n’est que l’expression de notre incapacité à voir les choses juste comme elles sont, pour ce qu’elles sont et non comme on voudrait qu’elles soient…. cherchant alors absolument à en modifier nécessairement le cours et le déroulement ?

Étrange vision des choses quand on sait que, par ailleurs, le seul élément qui soit véritablement stable prévisible et certain dans nos vies est précisément le changement….N’y aurait-il pas une certaine contradiction du coup à tant vouloir privilégier la recherche de sécurité alors même que tout n’est que transformation, impermanence et incertitude autour de nous, à commencer par le fait que la vie humaine elle-même fait de nous des passagers, des visiteurs d’un territoire qui nous échappe en bien des aspects ?…

Il est vrai que depuis Sénèque, nous sommes convaincus qu’il n’est « nul vent favorable pour celui qui n’a pas de but ». Ainsi, notre bonheur (au travail) serait conditionné à notre aptitude à nous donner des buts, des objectifs, des horizons, puis à les atteindre après nous y être fermement tenus, témoignant alors de notre force de caractère et de notre « excellence ».

Évidemment, il n’est pas question ici de discuter cette conception des choses et du monde selon laquelle nos actions devraient donc répondre à une intention, une visée, voire une ambition.  En orientation, on évoque ainsi aisément avec ceux qui nous consultent le fait de définir une direction, d’établir un projet qui fasse l’objet d’un plan d’action.

Pourtant, d’autres voies existent et c’est de cela dont il s’agit ici.  Ainsi et dans la continuité de mon précédent billet (qui portait sur le paradoxe du poisson rouge), les Chinois, pour leur part, considèrent davantage que le chemin est plus important que la destination. Conception difficile à saisir pour un Occidental pour qui la conception du monde s’articule volontiers autour d’une finalité (d’un sens et d’un but) et selon une vision linéaire du temps (Caillau, 2015), marquée par un passé, un présent et nourrit d’intentions d’avenir…

De manière différente, en Chine, la détermination d’un but présente deux inconvénients fondamentaux (Caillau, 2015) :

  1. Elle représente une source de tension qui gaspille l’énergie vitale de l’homme et en conséquence en raccourcit la durée de vie.
  2. Elle n’autorise pas de voir ce qui se passe à la hauteur du sol et ainsi d’être â même de saisir et capter les opportunités (professionnelles) qui se présenteraient alors à soi.

Cette seconde analyse se rapproche d’ailleurs volontiers des certaines notions contemporaines et forts intéressants en orientation tels que l’incertitude positive (Gelatt, 1989),  la sérendipité (c’est à la dire la capacité de tirer des enseignements de découvertes fortuites et ainsi de trouver quelque chose qu’on ne cherchait pas), l’imprévu créateur (à savoir apprendre à tirer profit de situations d’indécision) et la synchronicité.

Ce qu’enseigne la tradition chinoise à travers l’animal symbolique qu’est la carpe consiste précisément à ne « viser aucun but » (Caillau, 2015), en faisant preuve de souplesse, de curiosité, pour tracer son chemin au fur et à mesure qu’on avance.  Ainsi que le souligne très justement Caillau (2015), et alors qu’en occident nous cherchons surtout à « développer nos muscles » (p.35) en valorisant l’idée d’un bonheur qui passe par une finalité acquise, les Chinois privilégient davantage le renforcement du souffle.  Ainsi Caillau précise que selon le taoïsme « le gage de longue vie est de préserver, d’affiner, de renforcer toujours son capital d’énergie […] avec pour principe de vivre le plus longtemps possible en bonne santé grâce à des exercices de respiration et d’autodiscipline. Ainsi, un homme qui sent prendre sa respiration et garder son souffle réussira toujours tandis que l’arriviste s’épuise et le rêveur s’enlise » (p.35). À trop vouloir contrôler en valorisant avant tout notre indépendance et notre si chère autonomie, les chinois offrent un point de vue radicalement différent, ou le fait de vouloir ne consiste pas nécessairement à pouvoir, appelant ainsi l’homme non pas à chercher sans cesse à transformer le monde, mais bien davantage à s’y adapter.

Le Tao te King recommande de « devenir aussi souple que l’eau qui trouve toujours son chemin en s’adaptant au terrain » (cité par Caillau, 2015, p.36). Ne serait-il pas présomptueux de croire qu’il est réellement possible de transformer les choses ? Ne faudrait-il pas davantage chercher à les accompagner, en les prenant comme elles sont et pour en tirer parti ?  Peut-être s’agirait-il alors et avant tout de faire ce qu’il faut pour que les choses se fassent ainsi d’elles-mêmes ?

 

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