De la responsabilité du conseiller d’orientation de prendre toute sa place et de tordre le cou au mythe du soi unique
Je commencerai ici ce billet par une question : comment aider adéquatement une personne à identifier une voie professionnelle alternative qui lui soit durablement satisfaisante sans pour autant, dans le même temps, l’aider à se débarrasser de certains affects négatifs (stress, anxiété, découragement) paralysants et qui sont associés à son insatisfaction professionnelle pour laquelle elle nous consulte ?
D’évidence, il apparaît qu’il est alors nécessaire, pour un conseiller d’orientation, d’intervenir à la fois sur les aspects psychologiques sous-jacents tout autant que sur ce qui pourrait contribuer à accroître sa satisfaction au travail.
Pourtant, il semble que ce ne soit pas nécessairement le cas. Je m’explique.
Bon nombre d’individus qui consultent en orientation professionnelle expriment la croyance selon laquelle leur « détresse » psychologique liée, par exemple à leur situation d’insatisfaction professionnelle actuelle, disparaîtra d’elle-même dès qu’ils auront trouvé une nouvelle voie à leur carrière. Peut-être même LA voie, unique et taillée sur mesure, qui engloberait leur personnalité dans son ensemble au point qu’ils se sentiraient alors enfin reliés à leur être profond, unique et intime.
Face à cette « tendance » de la part de certains de nos clients à vouloir nous solliciter sur de tels enjeux, il me semble que nous évitons pourtant difficilement les deux écueils suivants :
1° nous ne ciblons pas les affects négatifs (anxiété, stress, découragement) qui sont susceptibles d’être pourtant fortement ressentis lorsqu’une personne vit une situation de profonde insatisfaction sur le plan professionnel et, consécutivement, nous ne prenons pas toute la mesure de l’influence de ces affects sur les comportements que cette dernière adopte alors pour tenter de trouver des solutions.
2° nous demeurons focalisés sur une approche essentiellement introspective (Ibarra, 2004) qui privilégie la découverte d’une personnalité et de manière à faire ressortir la vraie nature d’un individu, de façon à ce qu’ensuite puissent surgir des métiers qui lui correspondrait et vis-à-vis desquels il se retrouverait alors pleinement…Sans entrer dans le détail, s’inscrivent dans cette perspective les approches développementales et d’appariement ainsi que le recours à la psychométrie (en particulier les inventaires d’intérêts et de personnalité).
Sans chercher à dénigrer une telle approche qui demeure fort pertinente pour comprendre la façon dont les individus à la fois choisissent leurs métiers et bâtissent leur carrière, il me semble qu’en y ayant recours, nous entretenons tout de même et sans le vouloir (bien entendu !) le mythe selon lequel il existerait quelque part une carrière qui correspond au soi profond de l’individu. De plus, en procédant de la sorte, nous associons de fait notre profession aux yeux du public à ce professionnel qui serait alors susceptible de parvenir à un tel résultat.
Il me semble qu’il s’agit là d’une position d’équilibre qui, dans le contexte de changements et mutations permanentes que nous connaissons, me semble bien difficile à tenir !
Combien de fois n’ai-je entendu de la part de clients, le désir de rencontrer un c.o pour explorer de nouvelles possibilités de carrière qui s’offriraient à eux, de trouver un métier fait pour eux et auxquels ils n’auraient pas déjà pensé….Que de choses dont nous avons certainement bien conscience, qui nous agacent peut-être aussi un peu et que nous alimentons finalement… Faute notamment de vouloir « prendre toute notre place » ?
Sur le plan institutionnel, la révision récente du champ d’exercice de la profession de conseiller d’orientation (OCCOQ, 2010), modernise en profondeur (Locas, 2014) la notion d’évaluation qui est centrale dans les pratiques d’accompagnement des c.o (OCCOQ, 2010). En effet, il y est fait mention de l’importance pour les c.o de jauger adéquatement le fonctionnement psychologique de leurs clients (OCCOQ, 2010). Plus précisément, il est question d’aller au-delà de l’évaluation des caractéristiques de la personne (par exemple ses intérêts et ses traits de personnalité) afin d’être plus global et de prêter une attention plus particulière à ses croyances, ses émotions, ses pensées et ses comportements ainsi qu’à leurs conséquences au niveau, notamment, des stratégies qu’elle met en place pour s’adapter et s’autoréguler ! Nous y voilà !
Il nous est donc expressément demandé de nous intéresser de plus près aux affects négatifs de la personne, de les prioriser dans l’évaluation que nous faisons de son fonctionnement psychologique et de manière à l’aider à retrouver « un mieux-être personnel et professionnel » (OCCOQ, 2010, p.11). Ne serait-il alors pas temps de la prendre toute cette place qui nous revient ?! »
Mais souhaite-on vraiment la prendre ?
Il est vrai qu’il peut-être est si tentant de continuer de nous conformer à ce qu’on a toujours attendu de nous quand on entrait, déjà jadis, dans le bureau d’un orienteur : « se faire dire quoi faire », bref : trouver un métier !
Pourtant, ne devrait-il pas être loin derrière nous le temps où l’orientation professionnelle était seulement considérée comme une problématique éducative ?!
Bien entendu, des nouvelles manières d’opérer l’accompagnement au changement existent dans de nombreuses disciplines (que ce soit en orientation professionnelle ou en coaching par exemple) et il serait vraiment présomptueux d’affirmer ici que rien ne change !
À cet égard et en réponse (tentative de) aux écueils exposés précédemment, je souhaiterais en exposer deux :
1° Il existe en dehors du champ de l’orientation des approches psychologiques qui ciblent en priorité les affects négatifs, non pas dans le but de modifier le contenu des pensées, mais plutôt pour changer la relation que les individus entretiennent avec celles-ci car c’est précisément cette relation qui est à l’origine de leur souffrance et qui les empêche ainsi de se mettre en mouvement pour trouver des solutions.
Ainsi, la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT) s’inscrit dans ce cadre. Par exemple, la matrice représente un diagramme interactif (Schoendorff et al ; 2011) qui permet de prendre peu à peu conscience du fait que certains de nos comportements sont directement consécutifs de ce que nous ressentons de négatif quand nous sommes exposés à une situation difficile et qu’ils ont pour conséquence de nous éloigner des choses et des gens qui comptent pour nous dans la vie alors même que nous croyons fermement qu’ils devraient nous en rapprocher. Par exemple, face à une profonde situation d’insatisfaction sur le plan professionnel, nous pouvons décider de rencontrer un professionnel pour être aidé, pensant alors que cela peut nous aider tandis qu’en fait ce comportement peut tout autant nous maintenir à distance de ce qui est important pour nous (par exemple nous épanouir dans notre travail).
Dans le fond et à travers la matrice, il s’agit d’enseigner aux personnes, qui sont aux prises avec des affects négatifs liés à leur insatisfaction de carrière, à devenir plus souple sur le plan de leur esprit en apprenant à « trier leurs expériences et leurs actions » (Schoendorff, 2016) et de manière à s’engager dans la construction d’une vie professionnelle davantage reliée à ce qui est important pour eux et cela même en présence de ce que cet « effort » peut susciter chez eux de stress et d’inquiétude. Il y a donc dans l’utilisation de la matrice la possibilité d’intervenir directement sur ce qui paralyse l’individu (lui apprendre à faire de la place à ce qu’il ressent comme douloureux et sans que cela ne le paralyse) et de le soutenir en direction d’un changement positif pour lui. Finalement, l’utilisation de cet outil se voudrait ainsi complémentaire aux approches classiques en orientation citées plus haut.
2° Pour sortir d’une approche basée sur la planification et l’implémentation qui découle du mythe du soi profond tel qu’évoqué précédemment, Ibarra (2004) propose un modèle alternatif : celui du test et de l’apprentissage.
En orientation, cela ne nous est pas inconnu : il s’agit d’inciter la personne à envisager puis explorer (en testant via l’expérimentation) différents soi possible plutôt qu’un seul et qui saurait prétendument répondre à toutes ses attentes. Je vous reproduis ici ce modèle du changement :
J’ajouterais que ce modèle alternatif du changement ( « career change process ») trouve son opérationnalisation dans une pratique de coaching qui vise à établir un plan d’action pour permettre de tester concrètement différentes avenues de carrière possible. En ce sens, l’orientation professionnelle et certaines pratiques de coaching trouvent ici à mon goût une belle complémentarité.